par angèle casanova

interdit aux hommes, par Angèle Casanova

vendredi 7 mars 2014

Le processus qui amène du chagrin à la végétation. Je le vis. De l’intérieur. Je l’observe dans mon corps. Dans ma chair.

Comme la marée, mon chagrin se répand de tous côtés. Jusqu’à l’horizon. Plus rien n’existe en dehors de lui. L’air que je respire. La nourriture que je mange. Tout a le goût du chagrin. Alors je ne mange plus. Alors je ne respire plus. Ou alors une fois sur deux. Ou trois. Ou quatre.

Je pars de chez moi avec une valise. Petite. Mal faite. Je fais un pas puis un autre. Ma vie se résume à ça. Respirer. Continuer de respirer. Manger. Un peu. Régulièrement. Même des bouchées ridicules de n’importe quoi.

Et puis je me retrouve à la rue. Enfin. Pas vraiment. J’habite les canapés des uns puis des autres, à tour de rôle. Pendant des mois. Ma valise calée au niveau de ma tête au pied de la banquette, j’ai vue, d’un simple mouvement, sur tout ce qui constitue ma vie. Un rien. Deux fringues. Un livre.

Je creuse ce désespoir. Je le creuse comme une tombe. Je m’y couche. Sans fin. J’attends la mort. Et en attendant. Je souffre. La nuit. Quand je n’ai plus le cinéma pour m’emplir le cerveau d’images. Je me tords de douleur, en larmes, gémissante. Des heures. En proie à la terreur la plus insensée. La plus poignante.

Le jour, je rôde. Je rôde sans fin dans Paris. Sans entrer nulle part. Je vois les gens passer autour de moi mais pour eux, je suis invisible. Un miroir sans teint. Plus aucune maison ne peut m’abriter. Me protéger. Je ne me sens bien que là. Dans la rue. Invisible.

Je maigris à vue d’œil. Légère comme une plume. Lourde comme une enclume. On me bouscule si facilement. Et je me relève si lentement.

Un jour, je touche le fonds. Je le touche, et mon pied trouve la force, l’entêtement, de le repousser. J’ouvre les yeux. C’est le matin. Je ris. Un rêve plaisant m’a laissé ce cadeau.

Alors. Je me lève. Je prends un thé et décide de faire quelque chose. De trouver un endroit où habiter. Ou du moins faire comme si. Dans un premier temps.

Je cherche sur internet et trouve la mention de ce nom. Etrange. Fier. Le palais de la femme. Il semble fait pour moi. Un intermédiaire entre la rue et la vie avec lui. Un entre-deux. Un non-lieu. Salvateur peut-être.

Lorsque je pénètre sous le porche, je passe une frontière invisible. Mais très présente. Ce lieu est pour les femmes. Depuis longtemps. Il n’héberge que des femmes. Je me mets à imaginer des subterfuges pour y faire entrer des conquêtes d’un soir. Juste pour l’exercice de style. Car du style, je n’en ai plus. La peau sur les os. J’écoute le discours de la directrice, qui me parle salaire, caution et montant du loyer. Je suis surprise. Je pensais que mon chômage suffirait. Je dois me secouer les puces, sinon, je resterai à la rue. Lorsque je reviens, quelques jours après, un contrat en poche, elle accepte de me faire visiter l’immeuble. Aux murs, des sentences peintes. Un encouragement à la foi et à l’optimisme. Nous montons un grand escalier de pierre. Un couloir circulaire s’ouvre devant nous. Des portes très proches le ponctuent. Trouées par les sanitaires. Des filles passent en tongues. Indifférentes. Ca sent le carton-pâte. La directrice me fait entrer dans une chambre. La mienne. Elle donne sur un haut mur derrière lequel un immeuble haussmannien vient ouvrir ses fenêtres. Les Parisiens ont vue sur les femmes déshéritées. Et nous sur eux. Je regarde cette fenêtre sans volets. Ce pauvre rideau en PVC bleu. Le lit. Le petit bureau. La table de chevet. L’armoire. La pièce est étouffante. 6 mètres carrés. Au ras du plafond, le long du mur qui donne sur le couloir, une vitre. Nulle nuit pour les pensionnaires. Le jour entre par la fenêtre. La lumière du couloir par cette vitre. Nous ne sommes jamais seules.

Cet ascétisme me séduit obscurément. Je sens que j’ai besoin de la solennité de ce lieu. De son absence d’intimité pour avancer. Entre-deux.

Lorsque j’emménage, je me rends compte. La première nuit. Que je dors tout contre ma voisine. Nos lits se touchent à travers la paroi fine qui nous sépare. Pas un mur. A peine une cloison. L’odeur de carton-pâte doit venir de là. Je l’entends s’agiter. Agacée, je sors de ma chambre. La vitre au-dessus de la sienne est noire. Elle est plongée dans l’obscurité et fouille quelque part. Elle bouge des paquets. Sans cesse. Au bout de plusieurs nuits, je n’y prête plus attention. Elle fait partie du paysage. De temps en temps, je l’aperçois. Discrète. En jogging. Décolorée. Je l’oublie. Toute à ma renaissance. Je m’inscris à la bibliothèque. Je travaille. Je vis au rythme des gens qui ont un domicile. Même si le mien se réduit à sa plus simple expression. Un cube en carton où manger. Où lire. Où souffrir encore et toujours. Où dormir entre deux rais de lumière.

Mais un jour, en revenant des sanitaires, je trouve sa porte ouverte. Elle est partie et l’a laissée ainsi. Je jette un œil à l’intérieur, furtivement. Je tressaille. La pièce, pourtant minuscule, est remplie jusqu’au plafond. De cartons. Sous le lit. Autour du lit. Sur l’armoire. Devant la fenêtre. Et je comprends soudain. Ce que ce sont ces bruits nocturnes. Elle déplace ses cartons. Inlassablement. Elle les déplace. La nuit suivante, je ne dors pas. Je l’écoute. Je réfléchis. A ce que c’est. De tout perdre. Et de se retrouver ici. Chargée de son ancienne vie. Sans aucun moyen de s’en débarrasser. Alors, je regarde autour de moi. Je mets les mains derrière ma tête. Je regarde au plafond. Et je souris. Je ne resterai pas ici. Bientôt. J’aurai un chez moi. Une nouvelle vie commence. Je ne dépendrai plus jamais d’un homme. Plus jamais.


Texte initialement publié sur le portrait inconscient.

>

Forum

Qui êtes-vous ?
Votre message
  • Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.