par angèle casanova

Sur sa carte, par François Vinsot et Angèle Casanova

vendredi 2 janvier 2015




F.V.
"Sur sa carte de visite elle avait mis : Péripatéticienne"

A.C.
Elle le reconnaît, c’était de la provoc. Mais qu’est-ce qu’elle pouvait se marrer en y pensant, au petit matin, après s’être tapé ses douze heures de turbin ! Elle prenait un plaisir fou rien qu’à imaginer toutes ces huiles, bouches pincées, sniffer sa carte, écœurées, parce qu’une péripatéticienne, tout de même, où va-t-on, une péripatéticienne, aura eu le front de se proposer pour leur club. Quel sans-gêne. Quel manque total de retenue. Quand on exerce cette profession, on devrait toujours, en toute occasion, faire profil bas, marcher à l’ombre, les yeux baissés. D’accord, ces femmes leur rendent un fier service, à se torcher leurs salopards de maris, mais de là à se gausser de cet office-là, il y a des limites à la décence, et cette fichue bonne femme les aura franchies allégrement. Pensez. Se porter candidate pour le rotary club, au titre des plus gros revenus du village. Certes, en y réfléchissant, en songeant aux absences régulières le vendredi soir de leurs chers époux, elles se disent que leur pognon a fort bien pu finir dans ses porte-jarretelles à elle. Et que donc, elles l’ont dans l’os. Enfin, plus exactement, dans le cul.

F.V.
Ah mais je comprends mieux et ça me fait bien rire. Je ne savais pas que sa mère avait déjà fait le coup mais maintenant que tu me le dis, ça ne me surprend pas vraiment. Voilà donc d’où ça vient… J’ai toujours su qu’elle ne venait pas du sérail mais ici le sérail on s’en fout. Personne ne te demande d’où tu viens tant que tu es capable de faire ton trou à la vitesse de la lumière. Et pour les déplacements supersoniques ça elle s’y connaît. Rien que sur les derniers mois, elle a dégagé des excédents qui sont loin de répondre à la situation économique du moment mais ils sont bien là alors que ceux dont c’est le métier de savoir comment elle y arrive fassent leur boulot. Et pour le reste...Et puis il y a eu cette carte de visite et on s’est dit qu’elle avait pété un plomb, burn out, hara kiri, vol plané du dernier étage, appelez le comme vous voulez. Voilà du côté des actions montantes. Humour décalé, provoc sans conséquence, preuve de sa reconnaissance absolue genre "Si elle le fait c’est qu’elle peut se le permettre" voilà du côté des baisses… Il y avait même ceux qui pensaient qu’elle n’y était pour rien. Et comme d’habitude la vraie question c’est de savoir s’il s’agit d’une tendance forte, d’un frémissement passager, d’une intox, d’une nouvelle stratégie géniale que tout le monde comprendra plus tard. On en reparlera c’est sûr. "Oui d’accord, je sais bien que ça tient comme métaphore, mais quand même est ce que ce n’est pas un peu risqué ?" Ce qui est sûr, c’est qu’elle est devenue invisible depuis vingt quatre heures, pas un seul signe sur la toile, rien dans la garde rapprochée, à moins que tout le petit monde le garde pour soi. Vingt-quatre heures, une éternité ! Mais qu’est-ce qui a bien pu se passer ? C’est la question officielle. Les réponses ne vont pas tarder à pleuvoir comme des météorites aux ères glaciaires, et puis viendra le moment où l’on commencera à y voir plus clair. Enfin peut-être.

A.C.
Disparaître comme ça, d’un coup, après avoir foutu un boxon pareil. Elle en rit, et rit, et rit. C’est bien simple, elle n’a jamais été aussi contente d’elle-même. Pendant vingt-quatre heures, les bourges ont tourné en rond dans le village comme dans un bocal, sans jamais oser venir frapper chez elle pour lui demander des comptes. Ils savaient de toute façon qu’elle manquait à l’appel. Sa mioche était allée, comme convenu, signaler sa disparition à la police, cachant son hilarité sous une nervosité de bon aloi. L’agent qui l’avait accueillie avait très vite fait le rapprochement et lui avait demandé en baillant si sa mère comptait foutre le bordel encore longtemps, si ce n’était pas une stratégie commerciale pour la publicité de son petit négoce. Si elle continuait, ils allaient devoir se résoudre à sévir, parce que ma petite dame, depuis Marthe Richard, les maisons closes sont fermées. Enfin, plus fermées encore qu’avant, c’est bien simple, elles sont censées ne plus exister. Alors, nous, on est bien gentils de rien y trouver à redire à votre maman. Bon, d’accord, elle suce bien. Mais de là à fermer les yeux quand elle agresse la notabilité du coin à coup de carte de visite…
Le lendemain, quand elle a refait surface, les vieilles peaux étaient furaxes. Leurs maris honteux. Et tout le monde sait bien, elle la première, que la honte mène à la baise. Elle les a tous vus venir, la queue entre les jambes, la supplier d’arrêter tout ce barouf, d’oublier ce projet ridicule, de foutre la paix à bobonne. Et vas-y que je me traîne par terre, la tête au ras du sol, la bouche tremblante. De la valetaille à maîtresse femme, à en changer de spécialité dare dare. Elle a joué dans la sobriété, a peaufiné ses réponses et a résolument joué dans le comique de répétition. Le fouet a claqué, les maris ont bandé, même les plus décatis, faut dire que leurs officielles les avaient mandatés pour aller la supplier et que ça a émoustillé le pauvre petit reste de libido qui macérait encore dans leur vieux bide tout mou. Et puis du coup, les billets ont plu sur sa table de chevet, histoire d’enfoncer le clou et de leur rappeler à tous que oui elle a toute sa place au rotary, et que oui elle les emmerde bien profond.

F.V.
"Monsieur, Je ne sais pas si votre père vous a informé qu’il avait estimé, en parlant de ma mère : "C’est une bonne suceuse mais elle fait vraiment chier." Je vous laisse apprécier par vous-même la complexité de cette information, vérifiable si vous le souhaitez, mais le souhaitez-vous vraiment ?
Ma mère a exercé sa profession, (je vous assure qu’elle le considérait comme un travail permettant d’accoucher de l’argent dont elle avait besoin pour vivre la vie qu’elle estimait devoir être la sienne), au noir, et lumières tamisées oui aussi je crois mais là n’est pas la question.
Vous et moi nous connaissons bien, pas au sens biblique c’est entendu, mais assez quand même pour que nous possédions un grand nombre de connaissances communes, n’est-ce pas ?"

Ce début de lettre fut écrit si à propos qu’une centaine d’exemplaires, tous écrits de la même belle et douce main, n’eurent aucun mal à trouver leurs destinataires et attirer leur attention, tout particulièrement.

De la suite, il suffit de savoir qu’elle était convaincante, précise, et qu’elle laissait peu de temps pour se retourner. Il n’aurait plus manqué que ça.

PS : Pour ceux qui n’auraient pas suivi, mes condoléances les plus sincères, si si j’y tiens. Cela ne doit pas être drôle tous les jours d’être un crétin. PS à la lettre bien sûr, et pas au texte où chacun comprendra ce qu’il voudra. Depuis le temps il y a amnistie générale. Ma mère est au soleil, surtout vers midi et moi je jubile de ce qu’Internet offre à ceux qui l’osent. Enfin bon, inutile d’en rajouter n’est-ce pas ? Je vous embrasse.

A.C.
Finalement, elle l’avait attirée, leur attention, et pas qu’un peu. Ils allaient y réfléchir à deux fois, maintenant, avant de se foutre de sa gueule et de celle de sa fille. Cette flopée de ventrus, incapables de reconnaître leurs torts. Parce que, tout de même, ces beaux messieurs, là, porteurs de chtouille et autres joyeusetés, jamais ô grand jamais ils ne se seraient résolus à porter de capotes. Il paraît que ça gâche le plaisir. Le leur, à coup sûr. Elle, pendant qu’elle rugissait d’excitation, leur frappait le cul ou leur suçait la bite, elle aurait tout aussi bien pu faire la vaisselle par grand froid, ça ne lui aurait pas fait plus de bien, aux doigts comme ailleurs. Mais bon, fallait bien vivre. Alors, quand elle a compris qu’elle était enceinte, elle a un peu remonté le temps. Elle s’était fadé une bonne centaine de clients pendant la période incriminée. Sûre de viser juste au moins une fois, elle leur a envoyé une lettre à chacun, de sa jolie écriture scolaire, histoire de les aviser de l’heureux événement. Et puis elle a attendu leurs réponses. Personne ne se bousculant au portillon, elle a dû se résoudre à aller battre le pavé urbain quelques temps. Dans son patelin, les perspectives d’avenir ne fleurissaient pas des masses. Même la bectance devenait difficile à dégoter. Obligée d’aller tapiner dans des hôtels, à l’ancienne, quelle galère. Et puis, quand elle a mis bas, ce fut de nouveau le défilé. Ils voulaient tous voir le mouflet, histoire de vérifier que ce n’était pas le leur. Ils arrivaient, inquiets, tendus. Certains repartaient victorieux, genre, je vous l’avais bien dit, d’autres complètement paniqués. Le bébé a la tête ronde. Le bébé a trois poils noirs sur le caillou. Le bébé n’est pas noir. Le bébé le bébé le bébé. Bref, tout le monde en parlait, de sa môme. Un vrai enfant star. Aux anniversaires, elle ne manquait jamais de cadeaux. Et puis des enveloppes par-ci, par-là, histoire de les faire taire, on ne sait jamais, que des fois elles aillent un jour frapper à leur porte pour en causer à leur bourgeoise. Les années ont filé à ce train-là. Mais les études de sa fille n’allaient pas se payer à coup de petites enveloppes du dimanche. Il fallait tenter le coup, les forcer à mettre la main au portefeuille grandeur nature. Alors, après mûre réflexion, elle se décida, comme ça, après une dure journée de travail, à envoyer au club féminin du rotary sa charmante carte de visite, joliment agrémentée d’une bordure fantaisie pour prostituée grand style – comprenez bordée d’une flopée de culs et de nibards en guirlande. Histoire de voir comment allaient déjanter les supputés paternels de sa fifille.

F.V.
Les deux femmes devant un verre de chablis.
"Tu n’étais pas obligée de le faire, tu sais."
"Oui, c’est bien pour cela que je me suis autant amusée ; ils nous devaient bien ça."
"Que comptes-tu faire maintenant ? Tu la joues Napoléon ou bien tu es vraiment maline ?"
"Voilà des billets d’avion. La destination te dira tout ce que tu veux savoir."
"Nairobi, quelle drôle d’idée, qui est-ce que tu as trouvé pour t’accompagner là-bas ?"
"Une équipe m’attend mais j’ai besoin d’une femme qui sache de quoi elle parle. Là-bas elles meurent comme des mouches et les suppléments sans capote suffisent à peine à fleurir leurs tombes le premier mois."
"On part quand ?"
"Ce sont des billets open mais on part dès que l’on peut. Assez perdu de temps comme ça."
"Garçon, une autre bouteille de chablis."
"La dernière pour la route ?"
"J’aime quand tu es folle."
"Je crois que je tiens de ma mère."
Les deux femmes ensemble : "À nous."


François Vinsot et Angèle Casanova (texte)
Angèle Casanova (photographie)

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