par angèle casanova

Sauvagerie au guichet, par Cécile Benoist

vendredi 3 octobre 2014

Chère dame du Pôle Emploi,

Hier, je suis venue te voir. Entre midi et deux, parce que c’est là qu’il y a le moins de monde tu m’as dit la dernière fois. J’ai poussé la porte et me suis sagement installée derrière les quinze personnes qui formaient une file bigarrée, comme on dit. J’ai pesté contre moi-même parce que j’avais oublié d’apporter un livre, puis je me suis adonnée à une activité qui m’a toujours fait patienter en douceur, moi qui ai épuisé la totalité de mon stock de patience disponible à la naissance auprès de diverses administrations (mais c’est une autre histoire), mon activité de secours donc : observer les gens. J’ai un passif de sociologue et le goût de l’écriture, tu comprends.

Bref. Tu as rapidement attiré mon attention. Autant te le dire tout de suite : pas dans un sens positif. Déjà ton visage ressemblait à une coquille d’huître, des aspérités, des traits coupants, des contours qui pendouillent, et tu étais voûtée, buste en creux et le reste caché derrière ton guichet. Ton intérieur désagréable a entamé ton corps. Une femme d’un âge avancé s’est approchée, timide, et, ne t’embarrassant ni d’un bonjour ni d’un regard, tu l’as rembarrée d’un « attendez une minute ». Après plusieurs minutes, tu as relevé la tête et tu as dit « c’est pour quoi ? », alors elle a tenté de t’expliquer son cas particulier, parce que vois-tu, chère dame du Pôle Emploi, les gens sont tous des cas particuliers, c’est même ce qui fait notre humanité, mais toi tu as répondu « c’est pour tout le monde pareil ».

Pendant ce temps-là, il y avait un bébé qui pleurait, qui n’en finissait pas de crier, il avait faim peut-être, et sa maman brindille s’est mise à pleurer elle aussi, parce que imagine-toi, chère dame du Pôle Emploi, quand tu n’as pas de travail, tu n’es pas prioritaire pour avoir une place en crèche, alors tu dois chercher du travail et faire tes démarches administratives avec ton bébé sur les bras, et tu ne sais pas comment tu feras si tu trouves un travail parce que tu n’as personne pour garder ton bébé, vu que tu as migré dans cette ville, loin des tiens, pour un poste duquel on t’a éjecté. Une autre femme a pris l’enfant et a tenté de consoler la mère qui, elle aussi, était venue entre midi et deux parce que tu lui avais dit qu’il y avait moins de monde dans ce créneau.

Mais, rivée à l’écran de ton ordinateur, tu n’as rien vu de la scène. Les personnes défilaient à ton guichet et tu les accueillais avec un seau de glace verbale et gestuelle. J’ai alors remarqué ce panneau, accroché en de multiples exemplaires, qui menaçait de poursuites judiciaires quiconque s’aviserait de violences verbales et physiques à l’encontre des agents de Pôle Emploi. Je me demandais si la réciproque serait vrai. Est-ce qu’on pourrait poursuivre les agents de Pôle Emploi, voire Pôle Emploi la machine, pour férocité ?

Après un certain temps (désolée pour l’approximation, mais dans ce genre de situation, j’évite le contact avec tout objet horloger), c’était mon tour. Tu t’es montrée aussi aigre et sibérienne avec moi qu’avec les autres, il faut reconnaître ton sens de l’équité. En partant, j’ai regardé la jeune stagiaire à tes côtés, elle était là depuis deux jours, et je lui ai souhaité bon courage. Clin d’œil de connivence.

Vois-tu, dame du Pôle Emploi, je ne sais pas ce qui t’a amenée ici, pourquoi tu as choisi ce métier, tu avais sûrement de bonnes raisons, et tu as sûrement de très bonnes raisons pour rester là (notamment ta connaissance du marché de l’emploi, sans doute), je ne connais pas tes conditions de travail, ta vie, tes misères, tes douleurs, je n’imagine pas quel genre de pression tu subis de tes supérieurs, mais je t’en prie, arrête de dire à tout le monde de venir entre midi et deux.

Bien à toi,
Une chômeuse particulière

PS : Je t’envoie un peu de délicatesse et de tendresse en pièces jointes, fais-en bon usage.

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Forum

Messages

  • Tout petit pouvoir tend à faire croître son être (ce n’est pas une citation de Spinoza) : la scène est souvent la même dans un bureau de Poste ou au centre des Impôts. Les "assis" regardent les autres comme par dessus...

    On espère que la dame du Pôle Emploi (une glacière, comme son nom l’indique) a bien reçu votre lettre - attention le timbre va augmenter de dix centimes d’euros en une seule fois !

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