par angèle casanova

parenthèse temporelle

lundi 6 novembre 2006

21h00.
Je viens de finir mon dessert. Je somnole devant la télévision.
Le téléphone sonne.
Le fixe ?
Papa m’a appelé cette semaine. Ca doit être maman.
Je décroche.
Ouaip ?
Mademoiselle … ?
Oui ?
Je suis l’agent … de la gendarmerie de …. Vous êtes bien la fille de Madame … ?
Oui ?

CONCENTRATION.

J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer.
Oui ?

CONCENTRATION ACCRUE.

Elle a eu un accident de voiture à 13h30 aujourd’hui.
Oui ?

MON CŒUR TRESSAUTE. JE NE RESPIRE PLUS.

J’ai le regret de vous annoncer qu’elle est décédée des suites de ses blessures à 17h30.
Hi hi hi, c’est une blague ? C’est quelqu’un de mon immeuble qui me monte un canular ?

MON CŒUR S’EMBALLE. JE FLOTTE, DEBOUT AU MILIEU DE LA PIECE. JE M’ENVOLE.

Euh… Non, mademoiselle, je suis désolé de vous l’annoncer ainsi. On a envoyé des policiers municipaux sonner chez vous, mais ils n’ont pas trouvé votre porte.
Ah, oui, je les ai vus, mais je ne suis pas sortie, ils n’ont pas sonné chez moi, mais chez mes voisins, et avec tous les problèmes qu’il y a dans mon immeuble…

RIEN NE ME TOUCHE ?

Mademoiselle, ça ira ? Je vous les envoie tout de suite, dans trois minutes, ils sonnent chez vous, d’accord ?
Ca ira, ça ira. Je suis seule, mais ça ira. Je les attends.

JE RESPIRE A NOUVEAU. UN PEU, UN PEU, PUIS FORT. JE CHERCHE L’AIR.

21h00.
Il est 21h00.
Rappelle-toi cette heure.
L’heure à laquelle tu as appris la mort de ta mère.
Rappelle-toi.
Attends, ne pleure pas, ils seront là dans trois minutes.
Kawaï, où es-tu ? Viens là, ma petite. On les attend. Derrière la porte. Ecoute… On les entendra monter. Leurs pas pesants sur les marches en bois craquantes.
Ne pas pleurer. Tout ravaler.

MA SŒUR…

Je les entends. Ils sont là. Ils piétinent derrière la porte. Leur ouvrir. Kawaï, n’aie pas peur, reste avec moi. Non, ne t’échappe pas.
J’ouvre.
Ils me voient. Ils ont peur. Je suis jeune. Ils sont jeunes. Je les regarde, et me demande pourquoi on les a envoyés, eux. Ce n’est pas juste pour eux. Je suis trop jeune. Trop seule. Je leur fais signe d’entrer.

J’AI MAL AU COU. CORPS AMIDONNE.

J’avance comme une marionnette jusqu’au salon. Je les regarde. Dans les yeux.

POURQUOI SUIS-JE SI CALME ?

Je leur demande de me dire ce qui s’est passé. Tout ce qu’ils savent.
Ils me parlent.
Traversé la route, sans freiner, sans bouger de sa trajectoire. Venue s’encastrer dans une tête de pont. Explication lexicale. Ce qu’est une tête de pont. Pourquoi, à 80 km/ heure, on ne peut pas survivre à ce choc.
Je les regarde. Ils ne méritent pas ça. Ils ont peur. Peur de me dire ça.

PAS JUSTE.

Silence.
Je leur parle. Ca devait arriver. Elle conduisait mal. Elle regardait toujours à droite, à gauche. Elle a du voir un petit oiseau, ou une jolie maison, tourner la tête. Et elle n’avait aucun réflexe. Ca devait arriver un jour.
Et ce jour est arrivé. C’est aujourd’hui.
Vous avez de la famille, ici, mademoiselle ? Oui. Ma sœur.

MA SŒUR !

Je dois aller l’avertir. Aller la voir.
Comment, mademoiselle ?
En Rer.
Vous allez y arriver ?

REGARDEZ-MOI, EVIDEMMENT QUE JE VAIS Y ARRIVER.

Oui. Je suis calme. Et je refuse de la prévenir par téléphone. Je suis seule. Donc, je vais prendre le Rer.
N’hésitez pas à nous appeler, si vous avez besoin de renseignements, nous sommes à votre disposition.
Je vous remercie.

LEUR SOURIRE, LES RASSURER, ILS ONT BIEN FAIT LEUR TRAVAIL.

Tout ira bien. Je suis forte. Ne vous inquiétez pas.

MAMAN !

Fermer la porte.
Appeler ma meilleure amie.

AU SECOURS !

Appeler papa. Lui dire. Lui interdire d’appeler ma sœur. D’appeler papi.
Je ferai tout moi-même, c’est mon rôle. Je suis l’aînée, je dois assumer.
Préparer mon sac. 4 culottes, 4 paires de chaussettes, 4 tee-shirts, 2 pulls. Ma brosse à cheveux. Ma brosse à dents. Mon lecteur de cd.

JE NE RESSENS RIEN. OÙ SUIS-JE PARTIE ?

Respirer. Sortir. Courir. Courir contre la montre. Prier pour que personne n’appelle ma sœur.

PEUR POUR ELLE.
PEUR POUR ELLE.
PEUR POUR ELLE.
PEUR POUR ELLE.
PEUR POUR ELLE.
PEUR POUR ELLE.
PEUR POUR ELLE.
PEUR POUR ELLE.
PEUR POUR ELLE.
PEUR POUR ELLE.
PEUR POUR ELLE.
PEUR POUR ELLE.

Le temps se dilate… Elle sait. Elle avance vers moi, le long de cette avenue. J’avance vers elle. Lentement, plus rien ne presse maintenant. Elle sait. Je sais. Rien à dire.
J’avance. Mes pas sont lourds. Je vois son visage grandir devant moi. Sa douleur.

SA DOULEUR.

Le dernier pas, je cours.
22h30. Le temps reprend son cours. On est ensemble.

JE T’AIME, MA PETITE SŒUR. JE SUIS LA, TOUT IRA BIEN.

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