par angèle casanova

la preuve par neuf

jeudi 9 novembre 2006

Le gendarme fouille dans son bureau. Il s’arrête, il nous regarde. Les uns après les autres. Il cherche le pilier de la famille. Visiblement. Il regarde mon père. Mais mon père est perdu. Ca se voit. Il parle, sans respirer, continuellement, disant des banalités pour éviter de dire l’essentiel. Ses joues rosies le trahissent. Sa voix aussi. Ma sœur et moi, de temps en temps, depuis le début de l’entretien, n’avons pu nous empêcher de sourire, face à l’incongruité de certains bouts de conversation esquissés par notre père.
Il en est ainsi depuis ce matin, depuis qu’il est venu nous chercher à la gare de Bordeaux. Ma sœur et moi, nous nous taisons. Pesantes. Calmes. Silencieuses. Telles des manteaux en peau de mouton retournée… La laine, tout contre la peau, reste invisible au tout venant, mais tient chaud à celui qui porte le manteau. C’est de cette manière que nous souffrons.
Mais pour notre père, notre silence est incompréhensible. Il ne le supporte pas, et encore moins les crises de panique qui l’entrecoupent. Nous avons beau le rassurer, le soutenir, il craque. Logorrhée ininterrompue, saccadée.

Je suis leur père. Leur mère et moi étions divorcés. Depuis 1997. Entendez-moi bien, nous étions en bons termes. Mais je ne fais que les accompagner.

Le gendarme continue son tour de table. Il me regarde. Je soutiens son regard. Je respire normalement, je suis bien assise. D’un hochement de tête, je lui fais signe de poursuivre son mouvement.
Il me regarde, et me tend un objet.

Voici le porte-feuille de votre mère. Nous l’avons trouvé dans la voiture… Nous n’avons rien pris d’autre sur place. Tout était…
Maculé de sang, déchiré ?
Oui. Bon, de toute façon, si vous le voulez bien, nous irons voir la voiture.
Nous le voulons, c’est important pour notre deuil.

Il me tend l’objet... Et je n’entends pas la suite de la conversation. Jusque là, j’avais réussi à garder mon calme. Mais là, je réalise. Je réalise qu’il ne me tend que ce petit objet, que c’est la seule chose présentable qu’ils ont pu extirper de la voiture. J’ai peur.
Je me relève lentement, je tends la main. J’ai l’impression de traverser une piscine remplie de coton. Péniblement. Enfin, ma main le saisit. Je m’asseois.

Je n’entends plus rien, je ne vois plus rien que ce portefeuille rectangulaire rouge. Il a souffert pendant l’accident. J’ai peur. Peur de voir la voiture. Peur que maman ait eu mal. Peur de ce que le médecin urgentiste m’a dit hier.
Et si elle était réduite en bouillie ?
Mal au ventre.
Le portefeuille a noirci aux entournures.
Je le soulève, et le porte à mon nez. Par pur réflexe.
Coup de poignard.
Larmes aux yeux.
Il sent. Il sent l’odeur de maman.
Son parfum.
J’ai peur. Peur que ce parfum ne disparaisse.
Je regarde ma sœur. Je n’arrive plus à respirer. Je lui parle d’une manière inédite pour moi. D’une manière que je connais bien aujourd’hui. Ma voix s’étouffe au fur et à mesure qu’elle sort de ma gorge. J’articule les mots, mais ils ne sortent pas. Murmure étouffé dans le creux de son oreille. Je lui dis, pour le parfum. Ses sourcils tremblent. Ses yeux s’embuent. Nous nous regardons. Yeux dans yeux, jusqu’à ce que ça passe.
Pendant ce temps, papa parle avec les gendarmes.

Je suis leur père. Leur mère et moi étions divorcés. Depuis 1997. Entendez-moi bien, nous étions en bons termes. Mais je ne fais que les accompagner.

Le portefeuille pèse sur mes jambes. Je n’ose pas le toucher, j’ai l’impression de porter la Joconde, ou bien un nouveau né. Je le regarde. J’ai envie de l’ouvrir. J’avance les mains. Je le caresse. Il est beau. Ma sœur me rappelle qu’on le lui avait offert pour son anniversaire. Je ne me souviens plus quelle année.
Je tire sur le bouton pression. Il fait un petit bruit sec. Je soulève le rabat… Tout est si bien rangé. Les cartes, puis le porte-monnaie, puis les compartiments. Le billet de vingt euros, les papiers, rien de froissé.
Dans ce bureau, je souris en caressant le portefeuille. Je souris, en sortant les cartes. Carte de crédit, carte vitale, cartes de réduction diverses. Je me perds dans cette observation. Quelque chose me chiffonne. Mais quoi ? Oui, je sais. L’ordre. Tout est si bien rangé dans ce portefeuille… Après le chaos. Ce contraste. Trop pour moi. J’ai peur.
Et puis je regarde dans le compartiment du fond. Au hasard de mon égarement. Et je la trouve.
Je la trouve.
La preuve par neuf.
La preuve qui me manquait.
Qui m’a toujours manqué. Quand je pleurais. Petite. Moins petite. Grande.
Quand je pleurais parce que ma mère me repoussait. Me décevait.
La preuve que je cherchais.
Ma photo.
Ma photo.
La mienne.
Moi, la fille prodigue, souriant à pleines dents, du haut de mes huit ans.
Pas celle de ma sœur.
Moi.
Je regarde ma sœur. Je la regarde.
Je sors la photo. Elle la voit.
Elle comprend, et me sourit.

Ma mère m’aimait. Je la refusais jusque là, comme on refuse de manger des huîtres quand on a été une fois malades de leur fait. Je la refusais de tout mon être. Refusais ses baisers, ses tentatives. Tant d’années, tant d’années, balayées en une minute.

Ma mère aimait beaucoup les photos...
Quand nous sommes entrés dans son appartement pour la première fois après sa mort, nous avons trouvé quelque chose qui m’a bouleversée. Un objet qui est encore posé au même endroit aujourd’hui, et qui n’en bougera certainement pas de si tôt.
Ma mère avait pris son petit déjeuner sur sa table de salle à manger, ce matin-là. Les miettes de pain, sur la toile cirée, en témoignaient. Divers objets traînaient alentours.
Mais, là, juste devant les miettes, cinquante centimètres devant elles… Un cadre de photo, orienté dans leur direction.
Elle avait petit déjeuné, elle petit déjeunait en regardant ce cadre.
Ce cadre.
Encadrant mon visage.
Le mien.
Moi, la fille prodigue, rêveuse, du haut de mes vingt ans, buvant un verre d’eau en ayant l’air de faire autre chose.
La preuve par neuf.
Celle qui me manquait.
Je l’ai, aujourd’hui.

ELLE M’AIMAIT.

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