par angèle casanova

du début à la fin

dimanche 13 octobre 2013

Comme tous les soirs, nous occupons un seul côté de la table. Le métal des cuillères racle les assiettes. Mollement. Nous regardons le top 50. Les parents n’ont rien à se dire. Nous non plus. Alors, le top 50. Les chansons meublent l’espace. Les blagues potaches des présentateurs. Indifférente à tout, je trempe ma cuillère dans la soupe. Bien droite sur ma chaise, le dos calé dans mon corset. Je souffre beaucoup, ce soir-là. Mes hanches sont une plaie ouverte. Et je fulmine intérieurement. Douleur. Rage. Comme tous les soirs. Soudain, un riff de guitare, rapide, agressif, arrête mon geste. Je lève les yeux. Je pose ma cuillère. Lueurs chaudes. Orangées. Un clip. Autour de la table, tous les regards se tournent vers l’écran. Le morceau démarre lentement. Des majorettes agitent des pompons sur le devant de la scène en martelant un rythme hypnotique et lent. Le batteur du groupe secoue sa longue chevelure en tapant comme un sourd dans ma poitrine.
Et puis il apparaît. Visage souffrant. Bouche tordue. Les cheveux hérissés. Blonds pâles. Il chante comme on meurt. Hurlant. Scandant des paroles inaudibles. J’ouvre doucement la bouche. Au fur et à mesure plus grand. Autour de moi, le silence se fait épais. Le morceau avance. Lentement. Les filles n’en finissent plus de secouer lascivement leurs pompons, poitrine en avant, toutes de noir vêtues. Un vieil homme se met à marteler du plâtre dans un baquet avec un long bâton. En rythme. Sans fin. Mon corps bouge. En son centre. Se déplace. Sans qu’aucun mouvement ne me trahisse. La main sur la cuillère, je ne scille pas. Je regarde ce visage. Ces cheveux qui remuent en tous sens. Ces lumières infernales. Ces seins qui s’agitent. Ces visages tordus. Et je jubile. Sans bouger. Sans presque respirer. La chanson s’égrène. Tantôt lente. Tantôt rapide. Je sens que quelque chose se passe. Là. En moi. Que mon corset peut bien partir au diable. Que je peux d’un coup, d’un seul, me lever, me foutre à poil, là, devant la soupière, lancer mon corset sur le poste de télévision et me mettre à hurler, à ricaner en secouant ma tête en tous sens. Je le peux. Je souris pour moi, tête basse. Je souris pour moi quand le morceau s’achève. Lorsque je relève la tête, mes parents se regardent, sidérés, choqués. Je jubile.

***

Il fait nuit. Le dos contre la porte-fenêtre, je regarde le ciel. Des larmes gouttent dans mon cou. Je prends la bouteille de bière, je la colle sur mes joues, je nettoie mes larmes à son contact, et puis je bois. Longuement. En pleurant. Les yeux au ciel. Mes yeux pleins de sang. Je bois et j’appuie sur ON. La musique déferle des écouteurs. Le riff fatal. Tire-larme. Mais comment faire autrement. Autant aller au fond des choses. Kurt, en cette occasion, s’impose. Les paroles, je les chante. Doucement. En buvant. Les yeux au ciel. Parce qu’elle est morte seule. Et qu’il le chante si bien. Mon enfance s’enfuit par les pores de ma peau, dans le sang et la bière. Elle s’enfuit. Les écouteurs aux oreilles, je laisse tout sortir de moi. Par les yeux. Par le nez. Par la bouche. Je crie. Dans la nuit.

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