par angèle casanova

un chat dans ma gorge, par Angèle Casanova

vendredi 5 décembre 2014

Il existe un pays où les gens ne parlent presque pas. C’est le pays de la grande fabrique de mots.


Agnès de Lestrade (texte), Valeria Docampo (illustrations). La grande fabrique de mots (Alice Jeunesse,2009)

Je n’ai pas donné ma langue au chat.
Le chat s’est fâché.
Il a décidé de me contrarier et s’est logé au fond de ma gorge.
Au chaud, il attend le printemps.
Quand j’avale quelque chose, il prélève sa dîme au passage. Rien ne l’arrête. Rien ne le dégoûte. Il prend son dû. Aile de poulet, tranche de gigot le remplissent d’aise. Chou de Bruxelles, brioche au miel, kir à la myrtille, il en fait son affaire. Il prélève. Consciencieusement. Son pourcentage. Compte. Recompte.
Il a même réussi à installer, là, tout près de ma luette, une minuscule balance à légumes. Usant de contrepoids infimes qu’il stocke derrière mes molaires, il vérifie le poids des denrées, additionne, soustrait, jusqu’à arriver à la quantité exacte requise. Alors, ni une ni deux, il ouvre grand sa gueule et ingurgite sa part.
Après, il fait la sieste. Il cale son ventre contre ma langue. Se roule en boule et ronfle doucement. Il rouspète dans son sommeil. Étire ses griffes quand mes mouvements l’empêchent de dormir.
Mais au fond, cette tyrannie créancière lui convient. Il n’a plus à chercher sa pitance. À dépendre du bon vouloir des mauvais payeurs, toujours tentés de ne pas donner leur langue au chat. Il se contente donc de ce qu’il a. Ma langue, il ne l’a pas croquée, mais elle fait un tapis de sieste tout à fait convenable.
C’est donc pourquoi j’ai un chat dans la gorge.
Et que je mâche mes mots.


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