par angèle casanova

je campe ma vie, par Angèle Casanova

vendredi 7 novembre 2014

Je campe ma vie. Je suis toujours sur la brèche. Sur le départ. Rien à faire. Je m’attache aux choses. Aux gens. Je me rends indispensable. Je me fais détester. Et puis je disparais. En un modeste flash. Je disparais et puis plus rien. Comme le big bang à l’envers. Ma vie campée est une succession de cycles. De boucles. De serpents qui se mordent la queue. Jouent au lézard et vont jusqu’à l’abandonner derrière eux. Leur queue. Dans le sang et la douleur. Parce que la peur est trop forte. Atteint les proportions de l’Empire State. Jusqu’à gratter les nuages. Et à ce moment-là. Précis. La peur touche au sublime. A l’essence des choses. Elle creuse au cœur. Elle monte au plus haut. Mais là, elle doit bien aller quelque part. Alors elle explose. Elle fait disparaître l’être qui a peur. Derrière ce grand mur angoissé. Elle le fait disparaître. Elle le téléporte. Ailleurs. Là où il pourra respirer de nouveau. Vivre de nouveau. En attendant. Que. Tout. Dégénère de nouveau.

La vie campée ne concerne que quelques happy few. Pas forcément SDF. Pas forcément à la marge. Ils peuvent même avoir tous les dehors de la normalité. Alors comment les reconnaître. Ces gens dont je fais partie. Peut-être leur regard est-il décentré. Pas comme s’ils louchaient. Non. Comme si leurs yeux vibraient en contemplant le monde. Comme s’ils le regardaient tête penchée. L’évaluaient. Sans jamais y entrer. Sans jamais s’y investir pleinement. Pour ces gens-là, le monde est un théâtre. Et ils vivent en coulisse. A l’écart du regard des autres. Assis en tailleur sous l’auvent de leur tente, ils jouent à la dînette. Peux-tu me passer le pain, s’il te plaît ? Et le nutella ? Ils saluent dans le vide. Le pain et la pâte à tartiner immatériels passent de leur main gauche à leur main droite. Ils s’inclinent. Poliment. Au théâtre de leur vie.

Les objets qu’ils touchent ont ce lustre spécial des produits vendus sur Manufrance. Ils sont de papier glacé. Leurs slogans sont surannés. Les postures qu’ils encouragent, artificielles. Sans vie.

C’est dans ce décor que je campe ma vie.

Les scènes statiques s’étendent sur de longues périodes. Mes mouvements sont lents comme un film au ralenti. 3 images par seconde, toutes en fluidité. Et puis d’un coup, mon regard cesse de vibrer. Je regarde les autres. Le monde. Vraiment. Je les regarde. Je suis là. Et puis je disparais. Je suis ailleurs. Prête à vibrer. A faire comme si. De nouveau.

Ma queue sanglante, abandonnée là, seul souvenir de mon passage. De mon existence. Sans queue. En larmes. Pleine d’espoir. En l’avenir. Malgré cette boule d’amertume qui me fait dire que non il n’y a pas d’espoir, que je ne suis faite pour rien que pour camper ma vie et courir vite. Alors j’avance. Je participe. En surface. Mais en profondeur, je suis ailleurs. Et j’y reste. Et je campe. Ma vie.

Les photographies utilisées pour ce phototexte sont issues du catalogue Manufrance de 1967. Une nouvelle série, La vie selon Manufrance, sera publiée prochainement sur le site gadins et bouts de ficelles.


Texte initialement publié sur Pendant le week-end, le site de Pierre Cohen-Hadria.

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