par angèle casanova

le feu, par Angèle Casanova

vendredi 7 novembre 2014

Quand j’étais malade, mon père faisait du feu dans ma chambre. Il apportait un très grand soin à dresser les bûches sur le petit bois, à glisser entre les chenêts la poignée de copeaux. Manquer un feu eût été une insigne sottise. Je n’imaginais pas que mon père pût avoir d’égal dans cette fonction qu’il ne déléguait jamais à personne. En fait, je ne crois pas avoir allumé un feu avant l’âge de dix-huit ans. C’est seulement quand je vécus dans la solitude que je fus le maître de ma cheminée. Mais l’art de tisonner que j’avais appris de mon père m’est resté comme une vanité. J’aimerais mieux, je crois, manquer une leçon de philosophie que manquer mon feu du matin."


Gaston Bachelard, Feu et respect : le complexe de Prométhée, II, p. 21. In : La psychanalyse du feu. Gallimard, 1949 (idées nrf)


Construire un feu. Faire brûler. Vie. Mort. Souvenirs. Les miens. Dans le foyer. Y jeter tout ce qui a trait au feu. Réfléchir aux angles saillants. A ce qui dépasse. A ce qui coince peut-être. L’analyser. Le sublimer. Faire de ce feu un principe interprétatif. De ce que je suis. Lui donner du grain à moudre. A ce feu. L’alimenter. De bribes de moi et des miens. Le regarder flamber. Bleuir d’indigestion quand le morceau est coriace. Trembler sous le coup de la peur que je ressens. Rougir de jalousie à l’évocation d’une peau cramée. D’une belle flambée. Mourir à la fin. Comme tous les feux meurent pour moi. Depuis Jack London. Depuis que Jack London. Pour moi. C’est la mort. Personnifiée dans Croc-Blanc. Dans Construire un feu. Et dans la mort bien réelle de mon père. A qui j’ai lu London en ses derniers instants. Le feu. Pour moi. Est dernier. Donc premier. Alors, je marche à rebours. J’écarte les pans de ma mémoire. Je la déplie. Et je la lis. Comme une carte. De ma pensée (1).

Mon père se brûle à son usine. Il laisse derrière lui un rond de peau de trois centimètres de diamètre. On lui prend un morceau de peau de fesse et on le coud par-dessus. Il nous dit qu’il a eu de la chance. Que les accidents du travail, ça arrive. Et que cette brûlure, ce n’est rien. Il aurait pu perdre un bras, comme un de ses collègues. Ce jour-là, mon père a dû arrêter sa machine. Marie-Eve, qu’elle s’appelle. Il a dû l’arrêter, elle qui ne s’arrête jamais. Il a dû l’arrêter pour y aller. Récupérer le bras de son collègue. Pour le mettre dans la glace. Pour qu’il ne soit pas perdu. Gâté comme un vieux morceau de barbaque à la date de péremption dépassée. Alors il y est allé. Et le bras a été sauvé. Le type aussi. Alors une brûlure. Ce n’est rien. Il est passé à travers les mailles du filet. Pour cette fois.

Je me lève la première. Le chat est blotti dans sa panière. Devant le feu éteint. Il lève le nez. Miaule pour avoir à manger. Je lui dis d’attendre. Je remue les braises mourantes. Je prends deux bûches dans un coin de la cuisine. Du papier journal froissé en boules légères. Je les coince sous les bûches. Je prends une allumette. Je regarde le journal s’enflammer. Les coins qui noircissent lentement. Qui se courbent. Frisent. S’entortillent. Je lance un nouveau départ de feu à l’autre bout de mon installation. Et puis un autre. Et puis un autre. Je prends le soufflet et je l’actionne à bout de bras. Vite. Je souffle sur le feu. Je l’anime. Je lui donne vie. Il prend. Le chat regarde. Assis dans sa panière. Il s’étire de toute sa hauteur, se hérisse, secoue son pelage en faisant un bruit humide et saccadé avec ses babines. Il pose un pied en dehors de la panière et s’approche du feu. Il s’assoit de nouveau et le regarde. Je fais comme lui. Je m’approche. Tends les mains. J’entends du bruit à l’étage. La journée commence.

Je joue avec une bougie. Mon doigt passe à travers la flamme. Tout en haut. Très vite. Je me penche. Une mèche de cheveux glisse le long de mon front et vient toucher la flamme. Elle s’embrase en crépitant. Je me lève, je renverse la chaise, je me tape le front pour éteindre la flamme. En criant. Puis je cours au lavabo et m’asperge d’eau à l’aveuglette. Je regarde ma tête dans le miroir. La mèche a brûlé jusqu’à la racine. Quelques cheveux tortillonnés, hirsutes, dépassent de mon crâne d’à peine un centimètre.

La bouilloire tombe sur moi. Au ralenti. Je comprends ce qui m’arrive. La bouilloire. Tombe. Sur. Moi. Je ramassais un pot de confiture tombé sur le sol de la cuisine tout en éteignant la bouilloire. Ma main s’est emberlificotée dans le fil et l’eau bouillante a aspergé mes fesses. Je ne sais pas quoi faire. Comme détachée de moi, je comprends que je brûle. J’enlève mes vêtements. Sans un bruit. Sans crier. Mon pantalon. Ma culotte en nylon. Je fais vite. La culotte m’arrache la peau. Je cours. Vite. Sous la douche. L’eau est glaciale. Je reste sans bouger. Longtemps. A attendre. Que mon corps récupère. Que l’eau éteigne le feu qui me dévore.

La boulangerie brûle au coin de la rue. Les flammes s’élèvent haut dans le ciel. Et rejettent des fumées noires et grasses. Toxiques. Les gendarmes font la circulation, dévient notre chemin vers un parking qui nous permettra de retrouver la rue principale un peu plus loin. Les pains vont griller. C’est sûr. Lorsque nous repassons dans l’autre sens, le soir, la rue est déserte. Le feu est éteint. La maison s’est effondrée sur elle-même. Les murs noircis saillent en pans agressifs. Une vague fumée s’échappe encore des cendres. Quelques mois plus tard, je traverse de nouveau le village. La maison n’a pas bougé. Le panneau boulangerie à moitié calciné pend de guingois. De gros morceaux de charbon forment une géographie apocalyptique à l’intérieur des murs. Des poutres gonflées d’humidité. Des pierres délogées. Le silence. L’absence. Qui fait le pain maintenant à Ronchamp.

On m’a demandé de le brûler. Ce chèque. Il n’a plus d’objet. Je ne dois pas l’encaisser. Je dois le faire disparaître. Alors je prends un cendrier. J’y dépose les morceaux du chèque coupés menu. Je prends une allumette et je l’enflamme en plusieurs endroits. Je souffle doucement, je ne veux pas mettre de la cendre partout et éparpiller les bribes de papier. Le feu prend doucement. Sa chaleur imprègne mon visage d’une vie douce et gaie. Sa lueur brille dans mes yeux. M’hypnotise. Je vis ce dont parle Bachelard. L’expérience sensible du feu. Qui nous fait sortir de nous. Mieux que toutes les psychanalyses du monde. Il emporte mon esprit en un autre lieu. Le replie sur lui-même. L’origamise. Je me perds dans cette contemplation qui me masse la peau du visage. Me fait du bien. Le feu plein les yeux, j’oublie tout.

(1) Cette cartographie a l’apparence d’une toile d’araignée. Elle part dans toutes les directions. Les acceptions différentes de ce qu’est le feu. Pour moi. Chaleur, rougeur, sexe, vie. Mort, changement, transformation, chimie, réincarnation. Ce qui brûle, ce qui est brûlé, ce que ressent l’être qui est brûlé quand il est capable de ressentir quelque chose et de le verbaliser. Un peu tout cela en fait.


Texte initialement publié sur la pelle est au tractopelle ce qu’est la camomille à camille, le blog de Camille Philibert-Rossignol

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