par angèle casanova

Lecture au camping, par Pierre Cohen-Hadria

vendredi 7 novembre 2014



Il avait une jolie voix, et il chantait fréquemment. Il avait dix ans. Doucement, en marchant, ce jour-là, en allant du camping municipal de Pontorson jusqu’à presqu’au Mont, promenade que nous avions faite déjà trois fois depuis notre arrivée, une semaine auparavant.

C’était une sortie scolaire, comme on en fait souvent, ce n’est pas à proprement parler une récompense, mais ça a quelque chose de la fête, de la distance aussi qu’on prend avec l’école. Il chantait sur le chemin qui longe le Couesnon, il chantait et nous marchions, nous étions neuf dont trois maîtres.

Il chantait mais ne savait pas lire. J’étais son maître depuis trois ans, lui il en avait dix. Si je raconte cette histoire aujourd’hui, c’est parce qu’elle date de dix ans, jour pour jour. Le même début du mois de novembre, la même douceur dans les feuilles rousses des tilleuls, le chemin évite Moidrey, et file droit vers Beauvoir et au loin, on peut apercevoir un hôtel. Nous passions devant, et Guy chantait, je ne sais pas exactement quel refrain il avait entonné, c’était un 5 novembre, tout comme aujourd’hui, il était dix heures et demie, le soleil était à nos dos, et passant devant l’hôtel j’y pris un prospectus. Sans y penser.
Nous avancions, au loin, dans un brouillard finissant se profilait le mont Saint Michel. Tout au long de ces trois années, tous les jours de classe, sans exception je prenais Guy à part pour tenter de lui apprendre à lire. Tous les jours de classe, je me mettais à côté de lui, prenais un livre images et mots, et commençais à le faire suivre mot à mot, tous les jours, depuis ces trois années, et pas un mot ne parvenait à sortir de sa bouche. Je sentais bien qu’il apprenait, je le voyais, mais rien.
Nous avions décidé d’emmener les enfants faire une pause vers le Mont Saint Michel, il n’est pas si loin de Paris, nous avions loué un petit autobus, et roulez jeunesse. Evidemment, la plupart des parents avaient eu peur pour leurs enfants : nous les avions rassurés, « reposez-vous plutôt que de vous faire du souci » leur disions-nous. La directrice les avait rassurés : « l’année dernière, c’est au Népal que nous les avons emmenés, et vous savez bien que tout s’est très bien passé, alors n’ayez crainte ».
Le camping est au bord du Couesnon, parfois viennent y pêcher ou y promener leurs chiens de vieux retraités. Les enfants aiment aller leur tenir compagnie. Et Guy chantait.
Nous revenions. Sans le savoir vraiment, je tenais dans mes mains, croisées derrière mon dos, le prospectus de cet hôtel. Guy chantait, derrière moi. Le chemin est long, le soleil était presque chaud. Il était derrière moi et cessa tout à coup de chanter. Je reconnus cependant sa jolie voix lorsqu’il déclara : « Salles de réunion, parking, location de vélo, wifi offert, profitez de nos offres exceptionnelles pour l’organisation de vos séjours d’affaires, séminaires d’entreprise autant que pour vos vacances en famille ou en amoureux… »
Je ne me suis pas retourné, ou alors peut-être seulement un peu, je n’ai pas vraiment sursauté et comme il s’était arrêté de parler, comme il s’était arrêté de lire, j’ai regardé le prospectus de l’hôtel, je crois bien que je lui ai souri, me retournant à peine.

Au loin, sur la rive du petit fleuve, on voyait près du camping un pêcheur assis sur son tabouret, les baraques en dur qui accueillent les intérimaires, et nos quatre tentes de couleur sur le vert tendre de l’herbe.

Texte dédié à Charles R-L, ainsi qu’à ma mère (qui détestait lire), née un 5 novembre du siècle dernier.

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