par angèle casanova

Vous mourrez demain, par Eric Schulthess

vendredi 3 octobre 2014

Assis sur l’un des bancs de la salle d’attente aux murs blancs, Félix savait mais il n’y croyait pas.
-  Vous mourrez après-demain, lui avait glissé à l’oreille l’autre jour la dame croisée au bout du quai où il venait traîner tous les après-midi face aux grands hangars désertés.
Rien.
Aucune réponse n’avait jailli de sa bouche.
Trop sèche d’avoir tant pleuré la fermeture des chantiers.
Pas un mot n’était venu.
Il aurait bien voulu lui demander qu’est-ce qu’elle en savait d’abord de la date de sa mort.
Lui rappeler qu’heureusement personne ici bas ne connaît l’heure du départ vers l’autre monde.
Mais sa gorge était restée muette.
Nouée par le chagrin accumulé depuis près de neuf mois.
Se retrouver abandonné du jour au lendemain après trente ans de travail sur les coques des bateaux, il ne le digérait pas.
Anéanti de colère il était.

Au fond de lui il savait mais il n’y croyait pas.
D’ailleurs, l’après-demain évoqué par la dame l’autre jour était devenu aujourd’hui et rien ne se passait.
Félix avait pourtant fait comme d’habitude sur le chemin du domaine maritime.
Pas de prudence particulière.
Pas de signe de croix ou de gri gri pour conjurer le mauvais sort.
Il était descendu à pied comme chaque jour de la semaine depuis l’embauche.
Machinalement.
Il connaissait le trajet par coeur.
Il avait ses repères.
Il avait besoin de les approcher.
De les réciter.
La vue sur la rade au sortir de la maison.
Les cris des gamins de l’école maternelle voisine.
Le tintement des petites cuillères dans les verres de café à la terrasse du Bar des lavandes.
Le - bonjour Fèli ! du vendeur de journaux bien calé dans son kiosque.
Le craquement des graviers et des feuilles mortes sous ses pas.
Les coups de sirène des ferries à l’approche du port.
Le rire acide des gabians massés près des formes.
Le paysage de sa vie.
Et désormais, le silence glacé qui transpirait des façades des ateliers aperçus depuis la salle d’attente.
À la hâte on y avait effacé à coups de peinture blanche les slogans de lutte vaine taggés au fil de l’agonie.

Félix savait que la dame avait raison mais pourtant il n’y croyait pas.
Il ferma les yeux.
Le jour s’éclipsait peu à peu.
L’automne était bien là.
Une pluie tiède commençait à arroser la ville et il continuait de respirer.
Je ne vais pas partir maintenant, il se dit. C’est impossible.
Et rien ne laissait présager de ce clap de fin annoncé.
Il somnolait lorsqu’une voix de femme le happa de son siège

- Monsieur Félix, c’est à vous !

Félix sursauta et se retrouva devant une dame qui ressemblait trait pour trait à celle qui lui avait annoncé la mauvaise nouvelle l’autre jour.

-  Quoi de neuf alors ?
-  Rien. Toujours rien. Et de votre côté ?
-  Pareil, Monsieur Félix. Vous savez, la conjoncture aujourd’hui pour les plus de cinquante ans…
-  Nada ?
-  Oui. Nada. On se revoit dans trois mois.

Félix quitta l’agence et se mit à guetter l’arrivée d’un signe annonciateur de sa disparition.
Rien.
Aucune espèce de bribe d’amorce de basculement vers l’au-delà.
Il savait - le goût de la mort lui tapissait les papilles à chaque fois qu’il revenait de l’agence - mais il n’y croyait toujours pas.
Alors, il rebroussa chemin et remonta au quartier.
Dans les rues désertes, il longea des tas d’immondices abandonnés aux rats.
Kiosque à journaux fermé, école maternelle fermée, Bar des lavandes fermé.
Il rentra chez lui la bouche toujours aussi sèche et la gorge tout autant muette.
Il mourrait peut-être demain.
Ou après-demain.
Après tout, il n’était plus à un jour près.

Eric SCHULTHESS

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