par angèle casanova

Belfort, le 25 septembre 2014

jeudi 25 septembre 2014

Chère Grisélidis Réal,

J’étais confortablement installée dans la salle d’attente des impôts quand j’ai tourné la dernière page de votre dernier livre. En le refermant, j’ai eu l’impression terriblement poignante de vous quitter pour toujours. De vous tuer. Des larmes ont commencé à perler au bord de mes yeux. Je les ai rapidement essuyées. J’aurais eu l’air malin si, d’aventure, j’étais entrée en pleurs dans le bureau de l’inspecteur. Il est déjà suffisamment pénible de devoir subir les foudres de l’administration parce qu’on a commis l’erreur gravissime de changer de région d’habitation. Alors. Risquer de passer pour une folle hystérique sans aucune maîtrise de ses émotions. Autant m’en passer. J’ai donc discrètement essuyé mes larmes.

Jean-Luc Hennig a glissé, à la fin des Sphinx, votre poème « Mort d’une putain », écrit le 16 mai 2005. Et bien, avec ce poème, vous avez encore trouvé le moyen de me surprendre, après ces plus de mille pages de vie partagée. Vos derniers mots. M’ont retourné l’esprit. Une accélération mentale s’est produite en moi. Tout s’est repositionné. Dans une perspective nouvelle. Insoupçonnée. Vous commencez par y détailler vos souhaits post mortem. Etre couchée nue dans votre cercueil. Sans maquillage. Simple. Pure. Sans scories du monde d’avant. Vous qui avez, toute votre vie durant, fustigé la frigidité due à l’éducation des femmes de votre temps, rigolé à gorge déployée de leurs aspiration à la chasteté, vous semblez, en ces derniers jours, changer votre fusil d’épaule. Etrangement. Prôner un retour à la pureté après une vie vouée à la satisfaction sexuelle des hommes. Et pourtant non. A bien y réfléchir. Il n’y a pas contradiction. La pureté que vous évoquez pourrait être une tentative de retour à l’innocence fœtale. Parce qu’à la toute fin de votre poème, vous parlez de votre mère. Vous lui dites. Tout simplement. Sans fioritures. Ce grand mystère. Que vous l’aimez. Que vous l’avez toujours aimée. Et regrettée. Que vous êtes passée à côté d’elle sans parvenir à la toucher. A être véritablement avec elle. Qui représentait l’archétype de la femme suisse bien-pensante. Celle que vous avez passé votre vie à critiquer. Et pour cause. La femme suisse, c’est votre mère. Vous aimiez la haïr. Pour ce qu’elle vous avait inculqué. Pour la frigidité qui a détruit votre mariage. Et vous a conduit au dénuement. A la prostitution. Parce que, malgré le raccourci que cela représente, la réalité est bien là. Vous en aviez pleinement conscience. Les événements de votre vie. Les déveines. Les coups du sort. Se sont succédés. Enchaînés. Comme des morceaux de sucre s’écroulant les uns après les autres. Comme les pièces d’un puzzle s’emboîtent. S’ajustent. Parfaitement. Selon un plan préétabli. Alors. Oui. Votre éducation. Et votre mère. Sont bien à la racine de tout. Coupables de tout. Même si vous ne regrettez pas d’avoir vécu en prostituée, même si vous assumez ce destin, le portez comme une croix jusqu’au masochisme, tout se résume à ça. C’est la faute de votre mère. Et pourtant. Vous l’aimiez. De toutes vos forces haineuses. De toute votre révolte exaltée. Vous l’aimiez. Et, aux portes de la mort, vous le lui dites enfin. Du bout des lèvres. A la toute fin de ce poème qui prend la forme d’une épitaphe qui, mieux que les lettres dorées que vous souhaitiez appliquer sur votre pierre tombale, PROSTITUEE, disent qui vous êtes. Toute la complexité de cette femme qui meurt, là, au printemps 2005. Un an et 4 mois avant la mort de ma propre mère. Que j’aimais aussi. A qui je ne l’ai jamais dit. Qui est morte avant que j’aie eu la moindre chance de le lui dire. Qui était folle. Artiste. Maudite. Qui vous ressemblait un peu. J’en suis sûre. Qui est morte. Et que je suis aujourd’hui capable de reconnaître pour ce qu’elle fut. Ma mère. Mon idole. L’artiste que je deviens tous les jours. La dépassant elle. Qui ne réussit jamais à assumer sa créativité. Par manque de temps. Par timidité. Parce qu’elle n’avait pas l’éducation. L’art et la manière. Que moi j’ai. Grâce à elle.

Ma chère Grisélidis, peut-être sommes-nous sœurs en cette souffrance. Peut-être sommes-nous mère et fille également. Vous êtes celle que j’aimerais être. Vous êtes semblable à moi. Et vous êtes cette mère artiste que la mienne aurait pu être. Mais n’a pas osé. Vous me guérissez donc. Continuez. Par-delà la tombe. L’inconnu. A m’inspirer. Merci.

Que la nuit vous soit douce, amitiés.

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