Le mystère des fourches rhizomatiques, par Angèle Casanova
vendredi 1er février 2013
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Dispositif
Un ciel clair. Des branches noires. Qui divisent l’espace. A chaque nœud. A leur extrémité, quelques feuilles. Le soleil pose son doigt sur le tronc, dessine les branches. Traits d’encre de Chine délicats. Fourches de plus en plus ténues. Tendues vers la gauche, vers le soleil, vers le passé. L’été peut-être. Mais alors elles se trompent de sens. Le printemps est là, tout proche. Peut-être devraient-elles se retourner, vriller vers la droite, regarder l’avenir, le retour des bourgeons.
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Définition
Botanique. Le mot rhizome désigne un ensemble de racines caractérisé par son horizontalité et sa capillarité. Un rhizome est par essence souterrain. Voire aquatique.
Par extension. Un rhizome est un système causal complexe, qui ne peut être affilié au modèle classique de l’arbre de la connaissance (une racine unique, avec des embranchements successifs). Le rhizome aurait plutôt la forme d’un gros fagot, avec des tiges distinctes, se compactant, en créant d’autres. Un joyeux bordel, en somme.
Synthèse des attributs du rhizome. Souterrain. Horizontal. Sans queue ni tête. Sans début et sans fin. Nébuleux.
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Travail des hypothèses
Si les branches sont des rhizomes, alors la terre est le ciel, et le ciel est la terre. Mais, dans ce contexte épistémologique renversant, où sont donc mes pieds ? Sur quoi s’appuient-ils pour marcher ? Peut-être n’ai-je pas de pied. Soit. Donc je n’ai pas de pied. Le ciel est la terre. La terre m’éclaire, et le ciel me nourrit. Soit.
D’ailleurs, il est fort possible que je marche sur la tête. Ou pas. Peut-être que mes pieds bondissent de nuage en nuage. Peut-être que ma tête vient chatouiller la terre. Allez, fais risette. Cheveux pendouillant à la verticale, je me balade. Ou pas. Peut-être que même la gravité s’est fait la malle. Peut-être qu’alors Newton se retourne dans sa tombe, devient marteau à force de se faire narguer par un monde aussi présomptueux. Parce que. Si la gravité fait des siennes. Si je peux marcher sur le ciel, alors les morts peuvent bien revenir, Newton jouer aux échecs avec Lewis Carroll et j’en passe et des meilleures.
Donc, pourquoi pas.
Sautillant d’un nuage à l’autre, je contourne cet arbre. Je fais comme si je ne voyais pas les rhizomes par transparence. Ou alors non. Je fais exprès de les voir. J’écarquille bien les yeux en les regardant, histoire qu’on ne puisse pas dire que non, je ne les ai pas vus. La terre se renverse, la gravité n’en parlons pas, alors le ciel peut très bien me porter et rester translucide, nous montrer ses veines, l’impudique. Alors je m’accroupis. Contre une branche. Je touche ce sol éthéré, cotonneux, informe. Je l’effleure, crois l’effleurer, n’en revient pas qu’il me soutienne. Les yeux clos, je me laisse envahir. Soleil. Vent. Froid.
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Hypothèse retenue
Cet arbre est une cicatrice, un arbre vitrifié tête en bas. Tout là-haut, là où les branches étoilent, le ciel-en-sol. Invisible, mais présent. Du temps a passé. Des millénaires peut-être. Mais à un moment, il y avait là une cahute, tout contre les frondaisons. Son toit pendait comme une breloque vers le sol. Elle tournait le dos à l’arbre. Ou plutôt. Elle lui était antérieure. Une femme l’habitait. Avec son fils. Un jour, ils n’eurent plus rien à manger. Il leur restait une vache. Leur dernier bien. Leur dernière réserve de nourriture. La femme, trop faible pour quitter le lit, demande à son fils d’aller la vendre au village. Il part. En chemin, il rencontre un vieil homme qui veut lui acheter sa vache. En échange, il lui propose cinq haricots. Cinq haricots magiques. Le garçon accepte. Un brin naïf, direz-vous. Idéaliste, plutôt. Poète, sûrement. Il rentre chez sa mère, et lui tend les haricots, un sourire un peu gêné coincé au bord des lèvres. Elle le regarde. Elle regarde les haricots. Elle soupire. Même plus la force de l’engueuler, le moutard. Elle jette les haricots par la porte de la souillarde. Au hasard. Vous l’aurez deviné, cet enfant a pour nom Jack. Et ces haricots sont vraiment magiques.
Le lendemain matin, lorsque Jack ouvre les volets, il pousse un cri de surprise. Un tronc énorme a poussé dans la nuit, tout contre le mur de la cabane. Noueux, il s’élance vers le ciel.
Jack grimpe au haricot, rencontre un géant… Bref. Pas la peine de continuer, vous connaissez l’histoire. Faisons court. Le géant, parti à la poursuite de Jack, fait une chute vertigineuse, mais, on ne sait par quel miracle, ne tombe pas droit sur la cabane, mais ailleurs, à un endroit où il n’écrase pas une vieille femme dormant gentiment dans son lit. Et puis voilà, l’histoire finit là. Jack et sa mère vivent dans l’opulence, jusqu’à la fin de leurs jours.
Mais dites donc, un truc m’échappe. Qu’un géant défie les lois de la physique, pourquoi pas. Qu’un haricot magique permette d’accéder à un autre monde, perché quelque part dans un ciel magique, peut-être même dans une autre dimension, soit. Mais comment se fait-il que cinq graines ne donnent naissance qu’à une seule plante ? S’ils étaient normaux, ces haricots, on comprendrait. Il peut arriver tant de choses à de jeunes pousses. Mais un haricot magique… Il doit bénéficier de protections surnaturelles, pour le moins, d’une coque renforcée, de bourgeons ignifugés, voire de tiges empoisonnées, impropres à la consommation. Alors, expliquez-moi, bonnes gens, pourquoi cinq graines de haricot magique n’ont donné naissance qu’à une seule plante ? Finalement, peut-être est-ce là le vrai mystère, dans cette histoire. 5 moins 1, ça fait 4. Pas besoin de s’appeler Descartes pour s’en rendre compte. C’est mathématique. Implacable. Rien à redire. Juste à admettre. Et donc, la seule question à se poser, c’est : mais où sont donc passés les quatre autres haricots ?
Je m’avance peut-être, j’extrapole sûrement, mais enfin. Ce rhizome inversé, ce ciel-en-sol si mystérieux, me semble avoir un lien avec cette affaire. Mon xième sens, celui du détective, me le dit. Alors posons l’hypothèse ultime. Celle qui, finalement, me semble être la bonne. Parce que la plus folle. La plus certainement improbable. La plus séduisante. Celle que je choisis, donc, en dernière instance, et vous n’y pouvez rien, c’est moi qui décide.
Les quatre haricots restants n’ont pas pu disparaître dans la nature. Certains ont pu être gobés par quelque merle moqueur, pousser dans son estomac et l’éventrer dans de lointaines contrées où son vol l’aurait amené. Mais il en est forcément resté au moins un. Oublié par la légende. Jack n’en avait pas besoin, il savait que celui qui avait poussé devant la porte de sa souillarde menait au château d’un riche géant. Pourquoi tenter le diable, quand on sait à quoi s’attendre en suivant toujours le même chemin ? Aventurier certes, mais surtout cupide, Jack s’est donc dit, très certainement, que le jeu n’en valait pas la chandelle. Pourquoi risquer sa vie en grimpant sur un autre haricot qui aurait très bien pu le mener complètement ailleurs, non dans un monde médiéval d’opérette où les géants ont pignon sur rue, mais pourquoi pas, au fin fond d’un volcan, ou pire, dans un monde habité de pauvres hères tels que lui, sans la moindre richesse à voler. Bref. Malin, prudent, il écarte le projet. Mais, question patrimoine, il assure, Jack. Ayant abattu le premier haricot, même plein aux as, il préfère garder une assurance. Au cas où. Qui connaît les aléas de la vie ? On épargne, et on n’est jamais sûr de finir sa vie pénard. Même quand on a réussi à dégoter la poule aux œufs d’or, et c’est dire. Donc, il garde le deuxième haricot, celui qui n’a pas été emporté par un merle moqueur. Sa mère meurt. Jack finit lui aussi par trépasser. La maison s’efface lentement du paysage. Comme un château de sable sous le coup du ressac. Plus rien ne reste de cette époque. Juste le conte. Et le haricot dédaigné. Un temps infini passe encore. Le monde change. Les hommes changent. Et puis tout disparaît dans un grand embrasement. Le monde de Jack. Ses descendants. Les merles moqueurs. Tout disparaît. Dans un grand embrasement. Mais le haricot reste. Tel un indice. Pointé vers le ciel. Ou plutôt. Attendez. Non. Je me trompe. Un instant. Je dois vérifier quelque chose. Retournons le paysage. Peut-être que. Oui.
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Conclusion
Ces rhizomes s’élancent vers le sol. Vers nous. Le monde de Jack a disparu. Mais pas la magie. Elle tenait le monde réel et celui des haricots en place, comme une fermeture éclair. Le jambon dans le sandwich. Deux mondes face à face. L’un disparaît. Que reste-t-il ? L’autre. Orphelin, il tient grâce à la magie.
Ces rhizomes s’élancent vers le sol. S’appuient sur rien. Le monde dans lequel ils prenaient racine s’est évaporé. Pour quelle sombre raison ? Une histoire de doudou méchant qui aurait dégénéré ? Probable. Il faut s’attendre à tout, avec ces doudous. Bref. Ce monde-là n’est plus. Mais moi, je choisis de croire. Que cet arbre est le dernier haricot magique. Que le monde dans lequel il s’enracinait a disparu. Que le nôtre est le pays des haricots. Le reflet du réel. Que nous sommes les héritiers des géants, ou de toute autre espèce qui aurait pu vivre sur le deuxième haricot. Que l’histoire de Jack s’est perpétuée par un biais mystérieux jusqu’à nous. Peut-être un enfant, plus malin que les autres, est-il descendu du haricot, a-t-il visité le monde de Jack avant sa disparition, peut-être y-a-t-il dérobé quelque chose, peut-être… Bref. Il aurait pu entendre le conte et nous le transmettre. Tout fut oublié, mais Jack resta dans les mémoires. Et le récit s’inversa. Mais qu’importe, au final. Qui sait où est l’endroit, où est l’envers, dans cette histoire ? Tout se tient, c’est déjà pas si mal. Et pourtant. La moitié du reflet a disparu. Et le sandwich tient toujours. Pour un temps.
Angèle Casanova (texte)
Franck Queyraud (photographie)
Texte initialement publié sur le blog Flânerie quotidienne de Franck Queyraud, là