par angèle casanova

nessos, par Angèle Casanova

dimanche 6 juillet 2014

Ma voisine, je l’ai dans la peau. C’est pratique, elle habite à côté. Cela m’évite les rêves trop chers. Inaccessibles. Alors, ma voisine, j’y pense le jour, la nuit. Tout le temps. Quand je la croise au Super U, poussant timidement son chariot, j’en suis bouleversé. Je ne sais pas pourquoi. Elle n’a pourtant rien de particulier. Elle serait même un peu terne. Du genre bonne mère de famille. Sérieuse. A son affaire. Se laissant peu distraire de ses tâches quotidiennes. Du genre fidèle, en somme. Et ça me rend fou. Je dois être un peu tordu. Faut croire.
Je n’en dors plus. La nuit, je traverse ma pelouse à pas de loup. Dissimulé dans la pénombre. J’ai de la chance, il n’y a pas de réverbères dans ma rue. Ça aide. Je me faufile entre deux pieds de troènes et je m’agenouille là. Protégé par le feuillage. Je regarde sa maison. Eclairée. Je lorgne par la baie du salon ce qui se passe à l’intérieur. Je la vois. Elle va, elle vient, occupée à gérer la maison de l’autre plouc qui passe ses soirées à ne rien faire, avachi devant sa télévision, avec cet air tellement sûr de lui. De sa façon de voir les choses. Il gueule devant le foot. Il picole. Il pianote sur son smartphone en se marrant en douce dès qu’elle a le dos tourné.
Discrète, elle couche sa fille. Repasse. Vient se poser sur un coin de canapé. Sans rien dire. Bien droite. Comme une boîte de conserve dans un garde-manger. Mise de côté pour les petites faims.
Je ne la quitte pas des yeux. Jamais. Je reste là, sans bouger, jusqu’à ce que toutes les lumières s’éteignent. Et bien plus tard encore. Jusqu’à ce que mon corps s’ankylose. Jusqu’à ce que je me lasse de toute cette frustration.

Un jour, alors que je m’engage sur la nationale, je la vois. Plantée à l’arrêt de bus. Seule au milieu de nulle part. Pris d’une impulsion subite, je m’arrête. Je me présente. Je lui propose de la déposer. Elle va au village faire des courses.
Elle s’assoit, craintive, sur la banquette avant. S’excusant quasiment de poser son cabas à ses pieds. Les mains crispées sur le volant, je hoche la tête d’un mouvement qui se veut aimable et rassurant. Elle se raidit encore plus sur son siège, mais prononce quelques mots, d’une voix éraillée par la timidité. Alors, comme ça, nous sommes voisins. Oui. J’habite la maison juste à côté. Depuis six mois. Oui. Je suis discret. De fil en aiguille, de questions hésitantes en réponses laconiques, nous entamons un semblant de conversation. Comme convenu, je la dépose devant le supermarché.
Je mets plusieurs jours à me remettre de cette rencontre. Galvanisé par ce premier contact, j’intensifie mes manœuvres d’approche. Je fais constamment en sorte de la croiser par hasard. A la boulangerie. A la poste. Partout. Elle se déride peu à peu. Prend confiance. Nos discussions se font plus complices.

Un matin, je l’invite chez moi pour prendre le café. Elle accepte. Nous nous installons dans ma cuisine. Comme un automate, je remplis sa tasse. Elle lève les yeux vers moi pour me remercier. Et ce regard. Simple. Limpide. Confiant. Me transperce. Hagard, je m’approche d’elle. Elle ne bouge pas. Je coule mes bras autour de son corps inerte et je l’embrasse doucement. Du bout des lèvres. Avec infiniment de précautions. Elle hésite. Ouvre grand les yeux. Peu à peu. Comme au ralenti. Se secoue comme on se réveille. Me regarde. Paniquée. Me repousse lentement, en secouant la tête, et s’enfuit.

La porte claque derrière elle.

Je reste là. Assis sur ce coin de canapé. Les mains ouvertes. Posées sur mes genoux. Tentant de retenir le fantôme de son corps qui s’en est allé là-bas, de l’autre côté de la haie de troènes.
Cette porte. Je la regarde. Et j’attends. De voir. Ce qui va se passer. J’attends. Je n’ai plus que ça à faire. J’attends. Que la nuit tombe. Que les lumières s’allument. Là-bas. De l’autre côté de la haie de troènes. J’attends. Et puis soudain. J’entends une voiture s’engager dans l’allée. S’arrêter paisiblement. La portière se fermer. J’entends. Le pas lourd du mari crisser sur le gravier. Et j’attends. Qu’il vienne. Défoncer ma porte. Car il viendra. Oui. Il viendra. Il ne peut en être autrement.

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