par angèle casanova

Pierre Caillou, par Angèle Casanova

vendredi 1er mars 2013

LE GRAND
Comment tu t’appelles ?
LA PETITE
Pierre.
LE GRAND
Tu es un garçon ?
LA PETITE
Non, une fille.
LE GRAND
Ce sont les garçons qui s’appellent Pierre.
LA PETITE
Non ! Pour un garçon, on dit caillou.

(Philippe Dorin, En attendant le Petit Poucet, p. 17)


les galets de la Durance ne dorment plus dans leur lit




Pierre / caillou

Petit Larousse. L’ouvrir. Chercher « caillou ». Lire. Regarder les expressions dérivées. Pas un poil sur le caillou. Chercher. Fouiller. Réfléchir.
Petit Larousse encore. Chercher « pierre ». Expressions. Dur comme la pierre. Avoir un cœur de pierre. Malheureux comme les pierres. Jeter la pierre à quelqu’un. Marquer un jour d’une pierre blanche. Faire d’une pierre deux coups. Pierre qui roule n’amasse pas mousse. Cohérent, tout ça.
Wikipédia. Les mots se terminant en « ou » se terminent par « ous » au pluriel. Sauf bijou, caillou, chou, genou, hibou, joujou, pou.
Wikipédia toujours. Papier-caillou-ciseau. Chifoumi. Jeu de société appartenant au domaine public. Format : deux mains ! Joueur(s) : 2. Mécanisme : choix simultané, précision. Durée annoncée : 30 secondes. Habileté physique : non. Réflexion, décision : oui. Générateur de hasard : oui.

***

Mon propriétaire. Il s’appelait Caillou
. Monsieur Caillou, c’était son nom. Il était vieux, Monsieur Caillou. Très. Et discret. Grand pourtant. De neige coiffé. Souriant. Mais d’un sourire mince, s’excusant presque d’être là. D’illuminer son visage. Doux. Discret donc. Et lumineux. Monsieur Caillou. Nous habitions une petite maison de guingois en fond de cour. Tout au fond. Miteuse. Artiste. C’est selon. Nous l’aimions. L’été, nous organisions des soirées. Dans cette maison. La cour s’habillait alors de tapis, de tables basses, s’enfumait singulièrement et résonnait de musique et de rires.
La journée aussi d’ailleurs. Mais pas les mêmes. Le jour, ce sont des rires d’enfants. Balles tapées contre notre galerie véranda bricolée. Bruit des pas sur le béton. La folle qui crie dans la cour qu’elle a pas baisé depuis des décennies et qu’on est tous des enculés. Attendre pour sortir de chez soi qu’elle ait décampé, frustrée de n’avoir trouvé personne à emmerder. Faut dire. La discrétion, elle, c’est pas son truc. Mais Monsieur Caillou. Lui. Il s’y connaît.
Parfois, ils viennent. Toujours ensemble. Monsieur et Madame. Elle vide leur boîte aux lettres. Fait le tour des locataires. Réparations. Paiements. Récriminations. Souvent contre la folle du premier. Forcément. Pendant ce temps, Monsieur Caillou, il bricole. En fond de cour. Tout près de notre maison. Une porte de garage à la perpendiculaire de nos fenêtres. Ordinaire. Derrière, une caverne d’Ali Baba. Une pièce profonde, quelques marches vers le bas, quelques marches vers le haut. Un vrai défi pour l’orientation. Ma chatte aime bien s’y perdre. Des outils dans tous les coins. De la poussière aussi. Mais une grande organisation. Monsieur Caillou s’y replie. La porte entrebâillée signale sa présence. Quelques bruits métalliques de temps en temps. Et, vers le soir, la porte qu’on verrouille. La voiture qui démarre.
Et puis un jour, il meurt. Sans prévenir. Comme ça. Malade. Un peu. Quelques temps. Comme tout le monde. Et puis plus personne. Esseulée, Madame. Vieillie d’un coup.
Et puis un jour, nous déménageons.
Et puis un jour quelconque, comment situer cela dans l’échelle du temps, je les oublie. Je passe à autre chose. Je tourne la page.
Et pourtant, un jour, on me parle à nouveau de Monsieur Caillou. Monsieur Caillou s’appelait Pierre. L’information tombe. Comme ça. Pierre Caillou. C’était son nom. Comme souvent, on n’imagine pas que les personnes qu’on côtoie tous les jours puissent nous surprendre. Surtout pour quelque chose d’aussi palpable, d’aussi important que leur nom. Et pourtant. Ce nom-là me surprend. Et le fait qu’on ait pu le lui donner. Nous en discutons ensemble, nous qui ne le connaissions que si peu. Nous émettons des hypothèses. Elles dansent dans ma tête. Se donnent la main. Dansent la gigue. Et puis s’en vont. Rien. Juste un fait. Il s’appelait Pierre Caillou. Pour l’école, il fut Caillou, Pierre. Présent ! dut-il répondre de longues années. Enfin, c’est selon. La longueur des études.
Pierre Caillou. Un nom qui plante un clou et le replante pour vérifier qu’il est bien planté.
Pierre Caillou. Un nom qui ne pourrait aller plus mal à un homme visiblement si tendre.
Pierre Caillou. Un trait d’humour peut-être. Certains parents ont cette fibre-là. Ou peut-être un poing fiché dans la table. Une manière de défi à tous ceux qui se sont moqués du nom. Du père. Alors lui, il dit, en dénommant son fils. Oui. Caillou. Et alors ?

***
Recensement des Pierre Caillou.
Pages Blanches. Recherche : qui ? nom : Caillou ; prénom : Pierre / où ? aucune localisation. Trouver. Résultats. Sur l’ensemble du territoire. Trois Caillou, Pierre. Deux Cailloux, Pierre. Un Caillou, Jean-Pierre. Un Caillou, P. Deux Cailloux, P. Départements où on trouve des Caillou, Pierre : 06, 11, 33, 47, 50, 94.
Facebook. Champ recherche. Je tape « Pierre Caillou ». Un Pierre Caillou illustrateur jeunesse. Donc, cinq Pierre Caillou et un Pierre Cailloux. Un Pierre Le Caillou. En termes statistiques, il n’est donc pas abusif de dire que les Pierre Caillou utilisent plus Facebook que le téléphone fixe. Peut-être se servent-ils en priorité de téléphones portables ? A vérifier. Sans extrapoler outre mesure, il semble possible de dire que les Pierre Caillou seraient, culturellement parlant, assez jeunes, au vu du nombre de profils Facebook détecté. En extrapolant carrément, peut-être est-il possible de trouver une corrélation entre ces deux constats chiffrés : peut-être que la propension parentale étrange à appeler son enfant Pierre quand on s’appelle soi-même Caillou serait une tendance récente, au vu de la jeunesse supposée des Pierre Caillou du web. Auquel cas une telle tendance poserait une question psychogénéalogique d’importance : mais qu’est-ce qui pousse, dans la société moderne, de jeunes parents à appeler leur enfant Pierre quand ils s’appellent eux-mêmes Caillou ? On pourrait évidemment recouper cette question avec une autre, bien connue mais finalement peu étudiée, et certainement non élucidée : mais qu’est-ce qui pousse de jeunes parents à appeler leur fille Mégane alors qu’ils s’appellent eux-mêmes Renault ? Ce faisant, je me dis que je devrais aller consulter les profils des Pierre Caillou. Pour vérifier. Leur âge. J’aime bien avoir raison. Vérification faite, les Pierre Caillou ont visiblement quelques scrupules à fournir leurs données biographiques, ce qui est tout à leur honneur numérique. Nous resterons donc dans l’incertitude la plus totale. Et je ne pousserai pas le perfectionnisme jusqu’à noter leur numéro de téléphone pour mener une enquête qualitative en direct. Je tiens à la vie. Et le mystère a du bon. Donc restons-en là.
Facebook toujours. Deux groupes attirent mon attention. Le groupe « Moi, Je trouve que Pierre C’ est un nom de Cailloux ». 36045 mentions J’aime. 567 personnes en parlent. La tranche d’âge auprès de laquelle ce groupe est le plus populaire est la tranche des 13-17 ans. Variante. « Moi, je trouve que Pierre, c’est un nom de caillou ». 3508 mentions J’aime. 5 personnes en parlent. La tranche d’âge auprès de laquelle ce groupe est le plus populaire est la tranche des 13-17 ans.
Twitter. Champ Recherche. Je tape « Pierre Caillou ». Tweets du 27 février 2013. @Vera_Manoukian : « je connais un mec qui s’appelle Pierre Caillou.... je me demande ce que pensaient ses parents quand il est né ». @DBC_Skyrock : « Moi, je trouve que Pierre, c’est un nom de caillou. » @TeamCreezy : « Pierre est pote avec Caillou #TweetCommeUnDebile ». Chaque jour que Twitter fait, il semble qu’il y ait des gens pour parler des pierres, des cailloux, voire des Pierre Caillou.

***

Pierre Caillou. Un homme derrière le nom.
Un homme que je n’ai pas connu. Qui laissa une trace, à peine, à la surface de ma conscience. Alors pourquoi. Pourquoi depuis quelques jours, ce nom, ce visage, me hantent-ils. Que me disent-ils. A moi. De moi. Je pense caillou. A tout hasard. Je cligne des yeux. Je les ferme au verrou. Je me concentre en moi. Caillou. Des cailloux se dessinent le long d’un chemin. Ceux du Petit. Poucet de son état. N’a pas d’nom, ce mioche-là. Intéressant. De caillou en poucet, j’aboutis au néant. Une absence de nom. Une description pure et simple. Poucet est petit. Petit est Poucet. Il n’a pas de nom. Juste la description d’un attribut physique. Inessentiel de surcroît. Puisque l’histoire montrera que son attribut réel, celui qui le définit, est l’intelligence. Appeler son enfant Petit Poucet, finalement, relève de la même démarche que d’appeler son enfant Pierre quand on s’appelle Caillou. Il y a cohérence. Volonté de signification. Dans la redondance. Peut-être aussi se dit-on. Que cet enfant, avec ce nom-là, saura se faire une place dans la vie. Dur comme un caillou. Insensible. Mais peut-être aussi minéral. Ne prenant pas plus de place que son enveloppe physique ne le requiert. Le tableau se noircit. Pierre Caillou, un nom-tiroir. Pour ranger son enfant dedans. L’y oublier peut-être. Ne doit pas rire souvent, le Pierre Caillou. Ou alors, au fond d’un garage. En bricolant. Discrètement. Jusqu’à ce que. L’arme à gauche.

jeu du morpion aux galets



Angèle Casanova (texte)
Christine Zottele (photographies et leurs légendes)


Texte initialement publié sur est-ce-en-ciel ?, le blog de Christine Zottele

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